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Entrevue de Raphaël Fischler avec Rabah Bousbaci


Le doyen Raphaël Fischler s’entretient avec l’auteur sur son livre récent, L’Homme comme un « être d’habitude ». Essai d’anthropologie et d’épistémologie pour les Sciences du design. (Presses de l’Université Laval, 2020)

Raphaël Fischler :Un livre est souvent le résultat d’un long processus de gestation. Quelle est l’histoire de ce livre ? De quels travaux antérieurs est-il issu ou de quels travaux forme-t-il l’aboutissement ?

Rabah Bousbaci :
Cette histoire a commencé lors de mon parcours au doctorat ici-même à la Faculté de l’aménagement. Que veut dire l’intitulé du diplôme que j’allais recevoir : « Doctorat en philosophie de l’aménagement » (Ph. D. en aménagement) ? En quoi consiste cette philosophie et sa spécificité ? Le sous-titre de mon livre est : « Essai d’anthropologie et d’épistémologie pour les Sciences du design ». L’histoire de ce livre, c’est donc l’histoire de mes réflexions personnelles sur l’épistémologie propre aux disciplines du design/aménagement et l’anthropologie (c’est-à-dire la conception ou vision de l’être humain) qui lui serait sous-jacente. Par le terme "épistémologie", j’entends la conception que l’on se fait du savoir dans une discipline universitaire. Or l’essence-même du savoir des disciplines du design/aménagement (qui sont essentiellement des disciplines dites professionnelles), c’est d’être un « savoir pratique » : le savoir du praticien en design/aménagement. Qu’est-ce qu’un savoir pratique ? Si à la suite des travaux de Donald Schön on ne peut plus se contenter de suivre le modèle des sciences appliquées qui conçoit le savoir pratique comme une simple application des savoirs scientifiques produits par d’autres sciences dites fondamentales (les sciences humaines et sociales, ou les sciences de la nature en général), sur quel modèle épistémologique reposeraient les savoirs que nous enseignons dans nos disciplines du design/aménagement ? À défaut de répondre convenablement à cette question, nos disciplines demeureront prisonnières des épistémologies "empruntées" aux sciences fondamentales.

L’anthropologie qui sous-tend les épistémologies des sciences fondamentales et des sciences appliquées, c’est celle de l’Homme envisagé comme un « être rationnel ». Depuis l’Antiquité grecque, on a cultivé cette idée que l’Homme posséderait une faculté supérieure et unique qui le distingue de toutes les autres espèces vivantes : le logos ou la faculté de raisonner (la Raison des Modernes). On a ainsi admis que l’Homme est un animal rationnel, ou un animal doué de raison. Cette faculté de raisonner est devenue l’objet d’étude par excellence dans toute la philosophie occidentale, de Platon, à Aristote, à Descartes, aux Lumières, jusqu’au milieu du 19ème siècle. L’Homme doit prioritairement cheminer dans le monde (que ce soit pour connaître le monde physique ou social ou pour agir dans le monde physique ou social) en suivant des processus guidés par la raison et ses modes logiques de fonctionnement. Ce dogme du primat de la raison dans les affaires humaines nous a légué des héritages aussi bien intellectuels que sociaux très problématiques comme celui du primat de la réalité idéale ou conceptuelle (le monde des Idées de Platon) sur la réalité sensible ou vécue, la supériorité de la théorie sur la pratique, le primat de la connaissance sur l’action, etc. Ce dogme a justifié également des théories de la domination et du pouvoir selon Michel Foucault : le pouvoir des intellectuels sur les exécutants, des cols blancs sur les cols bleus, etc. C’est comme si le monde se donnait à l’Homme d’abord comme un objet de connaissance et de théorie (un objet à théoriser) avant de devenir un terrain d’action, d’engagement et de réalisation.

L’anthropologie de l’Homme envisagé comme un être rationnel a subi depuis la seconde moitié du 19e siècle des critiques sévères mais édifiantes de la part d’un grand nombre de philosophes, de penseurs et d’acteurs divers. Une des principales critiques de ce modèle anthropologique viendra de la philosophie du pragmatisme, de la phénoménologie et de la sociologie. Elle postule que le rapport primaire (voire naturel) de l’Homme au monde n’est pas un rapport théorique, cognitif, conceptuel, idéal, rationnel, mais d’abord un rapport PRATIQUE. L’Homme existe d’abord pratiquement, et c’est dans les contextes pratiques qu’émergent des problèmes de connaissance et de réflexion. La pratique est antérieure à la théorie. L’Homme comme un « être d’habitude » est l’anthropologie qui sous-tend ce rapport pratique au monde, mais faut-il d’abord se délester des préjugés (c’est-à-dire des habitudes de pensée) rattachés au phénomène lui-même de « l’habitude ». Je propose donc ce modèle comme l’anthropologie qui peut servir à édifier l’épistémologie des « savoirs pratiques » que représentent nos disciplines du design/aménagement dans lesquelles nous formons des professionnels PRATICIENS. L’épistémologie des disciplines du design est une épistémologie des « savoirs pratiques ». Elle doit répondre à la question : comment concevoir les savoirs des praticiens en design ? Avec quel type d’épistémologie devrait-on aborder et approcher les « savoirs pratiques » en design ? C’est la question qui m’a toujours habité depuis ma recherche doctorale. La philosophie du design/aménagement doit être une « philosophie de la pratique ». En ce sens, il faudrait donc revisiter et re-questionner cette branche de la philosophie générale qui s’appelle justement la « philosophie pratique ».

 

Raphaël Fischler :
On peut penser que, même dans un ouvrage scientifique, l’auteur répond en partie à un questionnement très personnel qui concerne sa biographie ou sa psychologie. Dans ce cas-ci, comme l’ouvrage présente aussi une anthropologie, on peut se demander si ce livre vous a permis de répondre à un questionnement personnel sur l’être humain, issu de votre propre vécu. Qu’en est-il ?

Rabah Bousbaci :
L’anthropologie philosophique constitue le soubassement de toute entreprise épistémologique. Mon intérêt premier pour la question anthropologique découle donc, non pas de mon parcours biographique ou psychologique à titre personnel, mais de cet impératif de fonder l’épistémologie du design sur une conception solide et argumentée de l’être humain : quelle conception anthropologique a-t-on du praticien (et de ses savoirs) en design ? Toutes les épistémologies existantes (le marché des épistémologies en compte plusieurs), postulent dans leurs fondements une conception de l’être humain : c’est-à-dire une anthropologie philosophique. Les épistémologies réalistes, "classiques", positivistes et post-positivistes (de René Descartes, à Emmanuel Kant, à Auguste Comte, jusqu’à Karl Popper) postulent que la réalité existe indépendamment du sujet (le réel ou la réalité est objective) : pour connaitre cette réalité (le monde), il faut d’abord devenir un « être qui conduit sa Raison d’une façon objective et rationnelle » (dénuée et purifiée de toute subjectivité). C’est l’anthropologie de l’Homme comme un être rationnel qui est sous-jacente aux épistémologies réalistes (celle des sciences fondamentales classiques : la physique, la chimie, la biologie, la sociologie, etc.). On peut affirmer que c’est principalement cette conception qui domine une très large part de la recherche dans nos universités et nos organismes de subvention de la recherche.

Pour la phénoménologie (de Husserl, à Heidegger, à Merleau-Ponty), l’Homme est un « être-au-monde » (c’est-à-dire non dissocié du monde ou de la réalité). La conscience est toujours « conscience de quelque chose » (il ne peut exister une conscience de rien), car le monde est toujours vécu et ressenti par quelqu’un : le sujet. Ce qui m’est donné ce n’est pas le monde ou la réalité, mais l’expérience/le vécu que j’ai de ce monde, de cette réalité, disait Merleau-Ponty. Le constructivisme de Jean Piaget défend aussi que la « réalité est construite » (voir Piaget, La construction du réel chez l’enfant). Pour les adeptes de l’herméneutique, on considère que l’Homme est le générateur et la source de plusieurs sens/significations/vérités sur le monde : le sens/vérité que l’on peut associer aux actions et œuvres humaines ou naturelles est équivoque ! (voir Gadamer, Vérité et méthode). Un même paysage n’a pas le même sens pour un artiste ou un adepte de l’industrie forestière ou une personne habitant le même lieu.

John Dewey, un des monuments de la philosophie occidentale, disait que l’Homme est une créature de l’habitude, non de la raison, ni de l’instinct (« Man is a creature of habit, not of reason, nor yet of instinct »). Cela veut dire que l’habitude est davantage un principe de création qu’un résultat produit. Que crée-t-elle alors ? Elle crée ces phénomènes humains qui nous constituent tous et toutes et que nous appelons d’une façon générique et indistincte des « habitudes ». L’habitude crée ce que nous appelons des « habitudes » qui peuvent prendre plusieurs formes distinctes allant des routines, aux dispositions, aux vertus et à l’ethos (tempérament ou caractère habituel d’un individu). L’habitude crée tout ce qui nous constitue comme être humain, y compris cette chose qui semble tant nous distinguer des autres espèces vivantes, à savoir la pensée, la réflexion, la raison et le raisonnement. La pensée est elle-même une habitude, et rien de ce qui est proprement humain n’échappe à l’influence de l’habitude disait Dewey. En ce sens, l’habitude n’est pas une fonction particulière telle que la perception ou l’imagination mais une dimension possible de toute fonction, de toute visée intentionnelle (Cabestan). L’habitude crée nos manières d’agir, nos manières de faire mais aussi nos manières de penser. En effet, il y a plusieurs manières de penser dans les sociétés humaines, et la pensée rationnelle et scientifique en est une parmi d’autres; elle n’est pas innée, elle est acquise en nous entrainant et en nous pratiquant à penser, et une fois acquise, elle s’installe en « habitude de penser », celle du chercheur scientifique, du gestionnaire ou du planificateur. La Méthode de Descartes est une « habitude de penser » qu’il faudrait selon lui acquérir avant d’entreprendre une quelconque démarche de recherche scientifique (le sous-titre du Discours de la Méthode est : Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences). Les enquêtes de type pragmatique, phénoménologique, herméneutique, etc., constituent d’autres habitudes de penser qu’il nous est possible d’acquérir. La pensée des artistes et des artisans, la pensée mythologique ou la pensée théologique, sont également autant de manières de penser que l’on acquiert par l’entrainement répétitif : par l’habitude.

Les diverses épistémologies ne s’excluent donc pas mutuellement, elles se complètent. Chacune nous fait voir une facette différente mais riche du même objet de connaissance, de la même réalité. Les connaissances ainsi produites se distingueraient davantage par leurs effets pratiques : quelles pratiques peuvent-elles nourrir et enrichir, et comment le feraient-elles ? Et c’est justement sur ces effets pratiques de la connaissance que les pragmatistes insistent le plus. La validité de toute connaissance doit être jugée à partir des « effets pratiques » qu’elle produit : comme il est énoncé dans la maxime pragmatiste, le sens/signification d’une chose se résume à l’ensemble des effets pratiques de cette chose. Peirce appelle ce sens une « croyance », et cette dernière ne prescrit pas une vérité sur le monde ; elle se constitue plutôt sous la forme d’une règle d’action dans les comportements de l’individu, c’est-à-dire une habitude. Ce sont donc ces effets pratiques qui constituent le socle du rapport primaire de l’Homme au monde qui est d’abord un rapport pratique. L’Homme comme un être d’habitude est l’anthropologie qui sous-tend le rapport pratique au monde. C’est cette anthropologie qui est sous-jacente à la philosophie du pragmatisme (Peirce et Dewey), à l’éthique des vertus d’Aristote et à la sociologie de l’habitus de Pierre Bourdieu. En d’autres termes, l’Homme comme un être d’habitude est l’anthropologie de « l’Homme pratique », du praticien, du professionnel, celle qui devrait fonder l’épistémologie des savoirs pratiques des designers en particulier. Si on veut donc bâtir une épistémologie propre aux sciences du design/aménagement, il faudrait méditer sur quelle anthropologie on devrait/pourrait la fonder. Autrement, nous serons toujours dépendants et à la traine des épistémologies dominantes (épistémologies réalistes : i.e., celles surtout des sciences sociales et humaines). On demeurera éternellement des sciences appliquées de ces dernières.

 

Raphaël Fischler :
À quels enjeux intellectuels, professionnels ou pédagogiques votre livre répond-il ? Y en a-t-il un qui vous tient particulièrement à cœur ? Comment pensez-vous y avoir répondu ?

Rabah Bousbaci :
Les savoirs pratiques ou les savoirs du praticien (à l’opposé des savoirs théoriques) constituent le principal objet de l’épistémologie (et de la recherche) dans les disciplines du design/aménagement. Ce sont ces savoirs qui se manifestent dans la démarche de projet (processus de conception) en design. L’épistémologie des sciences du design est donc synonyme de « épistémologie du projet » en design. Ces savoirs pratiques mis en œuvre dans la démarche de projet ne s’acquièrent pas, comme nous le savons, d’une façon théorique et discursive, comme dans un cours théorique/magistral. On les acquière par une pratique du projet répétitive (habituelle) doublée d’une attitude (tout aussi répétitive et habituelle) réflexive (la réflexion-en-action ou “reflective practice” de Schön). On comprendra donc que c’est dans la formation académique des designers que ces savoirs naissent et commencent à se forger et se stabiliser avant d’être raffinés et enrichis plus tard dans les diverses expériences de projet de la pratique professionnelle en design. Or le dispositif pédagogique qui demeure central dans la formation des designers consiste justement dans l’enseignement du projet en atelier. L’enjeu majeur de l’épistémologie des sciences du design devient donc un enjeu essentiellement pédagogique : quelles théories/visions de la pratique (c’est-à-dire quelles théories du projet, et avec quels effets pratiques en termes d’apprentissage) et quelles formules pédagogiques conviendraient le mieux pour permettre aux étudiants-apprentis designers/professionnels de construire et consolider progressivement leurs savoirs pratiques allant de la première année de leur parcours académique jusqu’à leur diplomation ? L’enseignement du projet en atelier, que l’on retrouve dans chaque trimestre académique, peut dans ce cas être considéré comme un seul cours, un cours unique, mais qui s’étend de la première année jusqu’à la diplomation. Ce que les étudiants acquièrent dans ce cours, c’est essentiellement une manière de penser, d’agir et de faire spécifique aux designers et qu’on appelle « démarche de projet », processus de conception ou processus de design. Depuis les années 1970, les chercheurs en design ont démontré l’existence d’une manière de penser, d’agir et de faire qui est spécifique aux designers : on l’a appelée « designerly way of thinking, acting and doing » (Nigel Cross), et plus tard simplement « design thinking » (la pensée-design). C’est cette manière de penser, d’agir et de faire, apprise à répétition et raffinée dans chaque projet, dans chaque trimestre, durant trois, quatre ou cinq années de formation, qui s’installe graduellement dans l’ethos de l’étudiant comme une « habitude de penser, d’agir et de faire » : le savoir pratique du designer. Acquérir ce savoir pratique veut dire acquérir cette « habitude de penser, d’agir et de faire ».

Bien entendu, on pourrait maintenant s’interroger sur les contenus et l’utilité des cours dits théoriques, méthodologiques ou techniques que l’on retrouve dans chaque trimestre académique dans le parcours des étudiants parallèlement à l’atelier de projet ? Les connaissances théoriques/scientifiques dispensées dans ces cours doivent toujours montrer de quelle manière elles peuvent nourrir et féconder la pratique du projet, autrement elles demeureront au stade théorique et abstrait et finiront par être oubliées. En d’autres termes, il faut les transformer en « règles d’action » (Peirce) : en habitudes d’action qui seront mises en œuvre dans le projet. Ce sont ces transformations que les pragmatistes appellent les « effets pratiques » de la connaissance. Les concepts théoriques tels que ceux de la physique (compression, traction, torsion, poids, centre de gravité, forces latérales ou verticales, etc.) demeureront abstraits tant que l’étudiant ne découvre pas leurs « effets pratiques » qui consistent à imaginer et concevoir le type de système de fondation et de la structure d’un édifice, l’épaisseur des colonnes, la longueur des poutres, etc. Il en va de même pour tous les contenus théoriques dispensés dans les autres cours. Les effets pratiques des connaissances enseignées dans les cours théoriques doivent servir de passerelle pour nourrir la pratique habituelle du projet en atelier. Acquérir ces effets pratiques, veut dire acquérir ces habitudes d’action.

 

Raphaël Fischler :
Vous parlez de l’apprentissage dans les disciplines du design comme l’acquisition d’habitudes. Pour certains, cela semblerait aller à l’encontre de ce que l’on entend par "designer", une personne créative, inventive, qui bouscule les habitudes plus qu’elle ne les renforce. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par "habitude" ? En quoi est-elle différente de la routine, autre notion que vous abordez dans votre livre ? En quoi la notion d’habitude vous paraît-elle fertile pour la compréhension du design et de son enseignement ?

Rabah Bousbaci :
Le sens qu’on associe automatiquement au terme « habitude » est lui-même victime d’un raccourci intellectuel à son égard (i.e., un préjugé ou préconception au sens herméneutique). On associe souvent le terme « habitude » à quelque chose de répétitif, d’automatique, d’inconscient, de dénué de pensée et de réflexion. Ce sont toutes des caractéristiques de l’une des formes par laquelle se manifeste l’habitude, à savoir celle de la « routine ». Ce préjugé ou préconception à l’égard du terme habitude est donc lui-même une « routine (habitude) de la pensée ». Une routine, qu’elle soit motrice, langagière, comportementale, de nature pratique ou intellectuelle, est une "habitude" dans laquelle la pensée n’intervient pas : la pensée est certainement intervenue dans le processus de la formation et de l’acquisition de cette routine, mais une fois cette dernière acquise, la pensée disparait dans sa mise en œuvre. On dit alors qu’elle représente un acte incorporé (c’est le corps qui prend le relai à la place de la pensée). Le corps est en effet notre première habitude, celle qui rend possible l’acquisition de toutes les autres habitudes, disait Merleau-Ponty. Certaines routines de la conduite automobile en sont de bons exemples. Pensons également à toutes les routines dans l’apprentissage du design, comme celle du dessin à main levée, à l’ordinateur, la représentation visuelle en plan et en élévation, la manipulation des formes, les normes de sécurité (Code national du bâtiment), les connaissances en ergonomie, en physique du bâtiment, les diverses techniques de construction, nos routines langagières lors des présentations orales des projets, les méthodologies de toute sorte, qui une fois acquises par l’étudiant, deviennent incorporées; elles deviennent des règles d’action, des habitudes. Les routines une fois acquises deviennent également des instruments ou des moyens (elles ont donc un statut instrumental) dans la formation et la forge des habitudes supérieures : les dispositions et les vertus.

John Dewey décrit les routines comme des habitudes « non-intelligentes » pour bien les distinguer des « habitudes intelligentes ». Contrairement aux routines, les habitudes intelligentes sont constamment infusées et nourries par la pensée réflexive, et cette dernière est elle-même une habitude que l’on acquiert. Les habitudes intelligentes, on les appelle des « dispositions » et elles peuvent ultimement devenir des « vertus » (c’est-à-dire des traits de virtuosité chez l’individu). Les dispositions sont au cœur des savoirs pratiques du designer. Un designer possède un grand nombre de dispositions (ou habitudes intelligentes) : disposition à la créativité, à l’imagination, à l’innovation, à l’exploration d’une problématique ou d’une situation, à poser des problèmes (problem setting ou framing), à la résolution de problème (problem solving), à l’expérimentation, au test et à la validation, à l’esprit critique (le doute), à la collaboration, à la communication orale et visuelle (disposition rhétorique pour convaincre un client, un jury, son patron, son tuteur, etc.), et bien d’autres. Nigel Cross les appelle "design abilities". Ce sont toutes ces dispositions, qui sont au cœur des savoirs pratiques en design, que les étudiants apprennent et internalisent progressivement dans l’enseignement du projet en atelier. Un designer créatif est donc un individu qui a été habitué par la pratique à exercer et déployer des raisonnements qui favorisent la créativité et l’imagination dont, notamment, le raisonnement métaphorique qui est bien connu chez les artistes et les poètes. Cet exercice habitué au raisonnement métaphorique produit chez le designer une disposition, c’est-à-dire un savoir pratique propice à la créativité. C’est donc « l’habitude » comme dimension de base dans l’existence humaine qui rend possible l’acquisition de ce que nous appelons les « habitudes ». Ces dernières, comme on vient de le voir, peuvent prendre plusieurs formes différentes telles que les routines, les dispositions, les vertus et l’ethos. Ce sont ces habitudes-résultats qui sont des « savoirs penser, agir et faire » que l’on acquiert dans la formation académique en design.

 

Raphaël Fischler :
Vous dévouez un chapitre de votre livre aux vertus. Certains pourraient voir ici un langage ancien, difficile à concilier avec notre ethos de la performance ou celui de la popularité. En quoi les vertus sont-elles importantes dans le monde professionnel ?

Rabah Bousbaci :
Former un designer veut dire former un « ethos professionnel » propre à une des disciplines du design/aménagement. Cet ethos professionnel est sanctionné par un diplôme : Baccalauréat, Maîtrise ou Doctorat en design/aménagement. Ethos veut dire manière d’être habituelle d’un individu : manière de se comporter, de penser, d’agir, de réagir, de faire, etc. Il a comme synonyme également des termes comme tempérament d’une personne, caractère habituel ou traits de caractère, etc. L’ethos est la maison d’habitation de toutes nos habitudes qui nous constituent : elles sont nos traits de caractère comme individu, comme professionnel, comme citoyen, comme parent et ami, etc. Les programmes académiques dans chaque discipline forment donc un ethos professionnel propre à la discipline. Il en est ainsi des mathématiciens (qui ont leur propre ethos), des ingénieurs, des chercheurs scientifiques, des prêtres, des artistes d’une discipline, des gestionnaires, etc. Former un designer veut donc dire former un ethos professionnel armé des toutes les habitudes (routines, dispositions, vertus) qui sont nécessaires à l’exercice de son métier de designer.

Qu’en est-il maintenant des vertus ? Voici donc un autre terme victime lui-aussi de préjugés communs ! Très souvent, il est associé à des significations d’ordre strictement moral : la charité, la tempérance, le courage, la justice, etc. Or, Aristote lui-même, qui a élaboré une éthique des vertus dont on s’inspire grandement depuis la seconde moitié du 20e siècle, définit très justement les vertus comme des excellences auxquelles on aspire dans tout ce que nous entreprenons. C’est cette excellence qu’il appelle simplement le Bien : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094a, 1-5). Nos dispositions renvoient donc à nos habitudes intelligentes qui n’ont pas encore atteint un certain degré d’excellence, mais elles aspirent à l’atteindre. Une vertu, qui peut être morale, intellectuelle, pratique, comportementale, etc., dépeint donc un certain niveau de virtuosité que l’on a atteint dans une pratique ou un segment d’une pratique, à l’instar d’un guitariste ou un violoncelliste virtuose dans son art. Un designer très créatif est un designer qui a atteint ce degré d’excellence spécifique dans la pratique de son métier. La preuve, il y a des designers qui sont plus créatifs que d’autres : les designers peuvent donc exceller, peuvent amener au stade de l’excellence un certain nombre de leurs dispositions acquises dans leur parcours académique en les raffinant au gré des diverses expériences professionnelles de projet. Les grands architectes bien reconnus dans l’histoire de la discipline de l’architecture en sont des exemples, c’est-à-dire des cas exemplaires d’un type d’excellence : Mies van der Rohe, Frank Lloyd Wright, Alvar Alto, etc.

 

Pour en savoir plus  :
www.pulaval.com/produit/l-homme-comme-un-etre-d-habitude-essai-d-anthropologie-et-d-epistemologie-pour-les-sciences-du-design